Je voudrais revenir sur les éloges de mes deux « témoins », Scipion de Castries et Cotignon, à propos des gens de mer qu’ils avaient eu l’honneur de commander mais, entre les deux, je vais rajouter un témoignage beaucoup moins positif laissé par le comte de Guibert dans ses carnets de voyage en France.
Scipion de Castries, d’abord. Il raconte dans ses Souvenirs un épisode dont il fut témoin en octobre 1778 à bord du Languedoc, navire amiral du comte d’Estaing. Après avoir quitté Rhode Island en forçant le passage au milieu d’une escadre anglaise, un violent coup de vent avait mis fin au combat. Le Languedoc, grand vaisseau de 80 canons, se retrouve isolé, le gouvernail défoncé à 3h00 du matin, les mouvements de roulis et de tangage qui en résultent font tomber toute la mâture à 5h00 et au lever du jour, alors que la mer est toujours aussi grosse, une des ancres de bossoir (plus de 2 tonnes) est arrachée et reste pendue en frappant la coque au risque de la défoncer. Les gabiers descendent sur le jas, énorme pièce de chêne, et en se tenant d’une main entreprennent d’amarrer l’ancre alors qu’à chaque coup de roulis ils sont complètement plongés sous l’eau glacée « Un seul homme néanmoins fut emporté par les vagues » !!! Laissons la parole à Scipion de Castries : « J’eus le temps de me convaincre à quel point était précieuse cette espèce d’hommes (…) qui sous le costume le plus modeste n’en imposait aux yeux de personne, point de brillant uniforme, un pantalon de toile souvent taché de goudron (…) Et ces gens qui pour finir avec succès les ouvrages les plus pénibles et les plus dangereux devaient réunir le plus grand courage, beaucoup de force et une adresse infinie, arrivés à terre étaient oubliés… ».
Le comte de Guibert, maintenant. Officier au ministère de la guerre à Versailles, auteur d’ouvrages militaires dont, paraît-il, Napoléon se serait inspiré, qualifié de nos jours par certains historiens de « militaire des Lumières », il est affecté en 1778 à l’état-major des troupes de l’armée de terre concentrées sur les bords de la Manche en vue d’une hypothétique descente en Angleterre. En visite à Brest (la seule vue de la mer suffit déjà à le mettre de mauvaise humeur) voici ce qu’il écrit à propos des matelots : « Matelots et soldats de marine assez obéissants à bord mais d’une indiscipline effrénée dès qu’on est en relâche ou à terre. Remplissant les rues de Brest, s’y rencontrant par douzaines. Le soir ivres morts… ». Guibert n’apprécie d’ailleurs pas plus les officiers de marine qu’il méprise apparemment « hauteur, impolitesse, licence d’une partie des officiers de marine… » Il les accuse même d’être paresseux et lâches au combat !
J’avais déjà un vieux contentieux avec Guibert : lorsque j’étais élève officier à Coëtquidan, dans ce qu’on appelait alors « la nouvelle école », il y avait un amphithéâtre baptisé « l’amphi Guibert » où, après des nuits de marche sous la pluie dans la lande bretonne, j’ai dû lutter contre le sommeil en subissant notamment un cours d’histoire militaire consacré aux œuvres du comte de Guibert. Je me suis vengé en lui donnant un mauvais rôle dans mes romans mais j’ai changé son nom par précaution ; un lecteur attentif pourra cependant le reconnaître après avoir lu ces lignes.
Je préfère conclure avec cette citation de Cotignon qui se passe de commentaires : « Il n’y a pas de métier plus dur et plus périlleux que celui de matelot ; il ne souffre point de médiocrité ».
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